Le maître de go, de Kawabata Yasunari

Ed Albin Michel, 1992.

« Au matin du 18 janvier 1940, dans une auberge d’Atami, l’Urokoya, mourrait le maître Shusai, vingt et unième de la dynastie des Hon.inbo. » Ainsi débute le roman d’un affrontement. Il commence par la mort du maître « invincible » et sa défaite. Shusai, vaincu à regret par Otaké, qui ne saura jamais s’il a triomphé, ou bien si l’affection cardiaque du maître, survenue au cours d’une partie interrompue trois mois, l’a secondé dans sa pathétique victoire.

Amateur de pages turner et autres thrillers, il va sans dire que vous serez déçus : il s’agit là d’un roman d’atmosphère. Malgré son titre, il n’est pas nécessaire de connaître le go pour l’apprécier. Ce jeu est un art guerrier, et le tour de force de Kawabata est de nous faire partager l’intérêt d’une bataille d’esprits, de temps, d’époques. Une défaite et une mort, comme un point de bascule décrit en 41 courts chapitres.

Il y a le maître. Le maître est au-delà de l’homme. L’homme est faible, affable, joueur et passionné par son art, malade aussi, mais lorsqu’il s’assied devant le plateau de jeu, il disparaît. L’esprit du maître planait sur le go.

Il y a le jeu. Les pierres noires et blanches que l’on dispose après des heures de réflexion. Les coups que l’on scelle dans une enveloppe avant de se retrouver, des jours plus tard. La tension nerveuse d’esprits qui envisagent simultanément des milliers d’occurrences et leur probabilité. Un jeu comme une exaltation du génie japonais, « inventé en chine, devenu art au Japon ». Un rappel qu’à cette époque (1938), c’est la guerre avec la Chine, Kawabata faisant d’ailleurs allusion aux auteurs envoyés sur le front (cf. mon article : « les écrivains japonais dans la guerre », Japan Mag. n° 16, 102-109). Un jeu devenu si constitutif de la culture japonaise que les curieux se regroupent autour d’un touriste américain qui joue au go avec l’auteur dans un train.

Il y a Otaké, l’adversaire. Lui n’est pas, face au jeu, un pur esprit. Son corps le tracasse, lui faisant souvent quitter la place. Sa famille le tourmente, un enfant malade l’embarrasse… Il pratique un jeu lent, tactique. Les joueurs s’affrontent pendant 5h tous les cinq jours. Les coups d’Otaké sont inusuellement lents. C’est aussi un homme d’honneur, attentif à la parole donnée, mais aussi respectueux des règlements, des accords signés, quelles que soient les circonstances : « Otaké ne pouvait sans doute pas admettre que l’amitié, l’humanité, par exemple, puisse influer sur un contrat solennel et inviolable ». À Ito, il refuse de diminuer la durée du repos entre les sessions de jeu, proposé pour accélérer la fin du tournoi. Il sera persuadé par sa femme, mais finira par se plaindre « qu’on lui cache la maladie du maître et qu’on le fasse combattre un invalide. »

Il y a les éléments, l’ambiance.

Le tournoi de go s’est étiré de l’été, à Hakone, à l’automne, à Ito. Des journées ensoleillées à celles mouillées de nuages, des insectes dansants aux sirènes lugubres, mais aussi d’auberge en auberge, de pièce en pièce, dont la décoration change. Ainsi, lors d’une session décisive, cette calligraphie : « ma vie, un détail dans le paysage », fait écho à la carrière du maître qui trouve là un terme quelque peu décevant. Ou bien, lorsque le tournoi reprend après sa fâcheuse interruption trimestrielle, ces moisissures qu’il faut essuyer sur les pierres du jeu, restées dans des boîtes fermées qui ont emprisonné la moiteur de l’été. 

Il y a, enfin, les femmes.

La femme du maître. Dans son ombre, mais son indispensable soutien. Seul lien avec la vie d’un homme qui n’existe que pour son art. Le maître est, en un sens, son seul enfant. La femme d’Otaké, elle, mère d’une nombreuse famille, qui vient par deux fois soutenir son mari, qui désire abandonner la partie, qui s’inquiète pour son enfant malade qui, guéri, éblouira les participants par sa beauté radieuse le jour du triomphe de son père.

Voici donc ce roman, tiré d’un compte rendu journalistique d’un championnat de go disputé en 1938. Comme beaucoup d’œuvres japonaises, Il parut en épisodes entre 1942 et 1954, année où il sera publié. Kawabata a réussi à retranscrire ce tournoi sans se noyer dans la technique, qui n’est pas son sujet : malgré les schémas de go qui parsèment l’ouvrage et détaillent la partie pour les amateurs, on peut apprécier pleinement le roman sans jamais avoir été initié au go.

C’est le roman non de la fin d’un maître, mais de celle d’une époque. Pendant le tournoi, en réponse à une attaque, le maître joue un coup exceptionnel, mais dont les initiés voient qu’il signe sa défaite. L’un d’eux s’exclame : « la guerre, ce doit être comme cela », voulant dire que les arrêts du destin sont scellés. Un japon s’étiole et se meurt, un autre le remplace, s’enfonçant dans les guerres hélas moins symboliques, qui ne changeront à jamais. Pour faire son deuil de cette époque, Kawabata pense à des fleurs : « J’offris le bouquet à la femme du maître, assise dans la voiture mortuaire avec lui. » Ainsi se clôt ce roman délicat, dont de prime abord je ne pouvais soupçonner la douceur. Je ne puis que le recommander.

J’ai lu « le maître de go » dans l’excellente édition « bible » (1700 pages) de l’anthologie au livre de poche « Kawabata, romans & nouvelles ». Il existe aussi en format 13 x 20 cm chez Albin Michel (publié en 1992), et au livre de poche, seul, dans une édition de 157 pages datant de 1988.